Qui ne se souvient dans un cauchemar s’être trouvé dans la position de celui qui tire souvent en vain une corde pour débrouiller le nœud qui l’immobilise ?
Si le rêveur a l’impression de pas trouver d’issue et de tourner en rond dans sa tête c’est que probablement il s’est ligoté lui-même et qu’il lui manque ce courage ou cette perche lui permettant d’accepter l’aide d’une main étrangère justement secourable.
La vérité c’est que le rêveur est son propre metteur en scène. Sachant qu’il a affaire à des complexes de longue date, il ne peut faire intervenir n’importe quel sauveur. Appelons le sauveur à défaut d’autre qualificatif, généralement il a la figure d’un sage, d’un témoin quasi indifférent qui assiste aux mésaventures du rêveur sans manifester une quelconque émotion. Cette impassibilité a pour résultat d’énerver au plus au point le rêveur qui rumine à haute voix, sort de ses gonds et commence à interpeller quelques personnes réelles qui l’ont dérangé profondément. Le voilà face à face à ces personnes qui sont la cause de ses ressentiments. Mais en vérité il ne les perçoit qu’en surface, ce sont juste des idées de personnes, des fantômes éloignés, incapables de saisir les accusations du rêveur.
Le rêveur vient de faire un scandale et il entend autour de lui les murmures des témoins qui assistent à son coup de gueule.
Le rêveur se réveille en larmes, il a la sensation de s’être défoulé, il est allé au bout de lui-même, croit-il, mais il comprend que sa révolte prend trop de place, que sa colère l’emmure. Il s’est trouvé acculé dans sa position de victime, une position qui le révulse parce qu’elle ne lui permet pas d’avoir la tête haute alors qu’il est toujours le metteur en scène, le malheureux protagoniste de son propre rêve en proie à des leurres qu’il a lui-même allumés.
Quel complexe trimballe -t-il ? Celui de n’être pas à la hauteur, celui de se trouver propulsé au milieu d’une foule indifférente où quelques connaissances interviennent généralement pour souligner ses manques, le désapprouver ou se moquer de lui. Il va falloir qu’il prononce son propre mal qu’il défie en attendant la torche qui puisse l’éclairer.
Les psychanalystes parlent de blessure narcissique. Il est possible qu’elle soit à l’origine de nos difficultés relationnelles, de nos névroses, de nos défenses vis-à-vis d’autrui.
La pièce le dernier carton nous incite à imaginer deux rêveurs qui circuleraient sur deux rives parallèles lesquelles finiraient par fusionner parce que les propos de l’un et l’autre se font écho, qu’ils parlent au fond de la même chose, ce sentiment irrationnel d’être à terre, ligoté, sans d’autre issue que d’appeler à l’aide.
La pièce d’Olivier BALU, efficacement mise en scène par Laurent ZIVERI, expose un véritable rêve éveillé où l’inconscient, ici bienveillant, fait irruption. Chacun des protagonistes – un animateur de télévision connu mais désabusé qui vient d’être quitté par une femme de trente ans sa cadette et un déménageur miné par le sentiment que socialement il n’est « rien » et qui nourrit une certaine hostilité vis-à-vis du riche bourgeois que représente l’animateur en question – pourra mettre en scène de façon fantasmatique cette pénible sensation d’être prisonnier en laissant l’autre jouer le rôle de bourreau. L’altérité permet d’inverser les rôles jusqu’à un certain point, celui du desserrement des lianes. Les deux personnages confinés dans une pièce vide où ne subsiste qu’un dernier carton, ne sont-ils pas condamnés à respirer le même air.
Il s’agit d’un thriller psychologique qui conduit deux personnes profondément opposées par leur situation sociale, leur culture, à se rencontrer sur la même lisière, celle de la blessure narcissique qui les pousse à s’affronter sans perdre la face.
Les comédiens Patrice LAFFONT et Michaël MSIHID, vraiment épatants, sont impressionnants de vérité. Ils interprètent des personnages quelque peu insaisissables, singulièrement touchants et vulnérables qui la ramènent mais profondément doutent d’eux-mêmes et il n’y a pas d’esquive possible dans ce huis clos sauf à retourner le couteau contre soi-même. L’expression du doute est centrale dans ce psychodrame. Prisonniers de leurs propres complexes, les deux hommes finissent par comprendre qu’ils ont tout intérêt à être solidaires de leurs infortunes. A l’enseigne, ce n’est plus « Aide-toi, le ciel t’aidera » mais « Aide toi, l’autre t’aidera ». Peut-être pas par charité mais pour se sauver lui-même.
Paris le 21 Février 2020
Evelyne Trân