Avec : Jacques Bondoux (en alternance), Thomas Ganidel, Marc-Henri Lamande, Didier Lesour (en alternance)
Juliette Autin (Masque(s)) , François Cabanat (Scénographie) , Pierre Gilles (Masque(s)) , Michel Winogradoff (Création son)
Que les personnages du roman de Balzac « Le Père GORIOT » puissent être assimilés à des marionnettes, à des créatures de Grand Guignol, n’est guère surprenant. Balzac est un grand portraitiste, ses descriptions sont un régal pour tous les caricaturistes. Dans quel vivier Balzac a t-il planté sa plume pour sortir de l’ordinaire, de leur fallacieuse banalité des créatures qui nous ressemblent, en soulignant leurs invisibles monstruosités ? Ces défauts communs à l’espèce humaine, l’envie, l’esprit de lucre, la jalousie, la passion etc, sautent au visage du lecteur non seulement à travers le récit de leurs actes, de leurs comportements mais à travers l’imagerie de leurs physionomies. Alors même qu’il dépeint la Rue Neuve-Sainte-Geneviève comme une rue ennuyeuse et terne, cette rue se transforme sous sa plume lorsqu’il s’attache à ses habitants, pour décrire notamment La Maison VAUQUER « Pension bourgeoise des deux sexes et autres » Comment ne pas bondir sous une telle enseigne ! Et ne pas avoir envie de rire en imaginant la veuve VAUQUER « Sa personne dodue comme un rat d’église ».
Les romans de Balzac constituent une véritable mine pour celui qui tenterait de s’initier à l’entomologie humaine. Mais la lecture de ses œuvres, requiert beaucoup de temps et peut paraître indigeste à une époque où « le toujours plus vite » occulte les couacs, les vicissitudes du quotidien. En véritable chercheur, Balzac s’intéresse à ce qu’il y a de viscéral chez l’humain, lui découvrant avant Freud un inconscient, responsable de ses déboires, de ses drames.
A partir de la trame des faux semblants, des faux fuyants d’une galerie de personnages infestés par le désir de paraître, de réussir, d’exister en quelque sorte, Balzac explore les bas fonds d’une société peu reluisante. En résumé, le Père GORIOT c’est l’histoire d’un vieillard qui par amour pour ses filles se laisse dépouiller par elles et finit par mourir seul . Le témoin ému de ce drame est un jeune étudiant Eugène de RASTIGNAC qui perdra du coup toute son innocence .
Avec humour et audace , l’adaptateur du roman Didier LESOUR et la metteure en scène Frédérique LAZARINI, convertissent en spectacle de marionnettes « le Père Goriot » s’emparant de la devise de la Maison VAUQUER « Pension bourgeoise des deux sexes et autres ». Trois comédiens se partagent les rôles principaux, Didier LESOUR , le Père Goriot, Marc-Henri LAMANDE, Vautrin, Thomas GANIDEL, Eugène de Rastignac. Mais ils jouent aussi masqués tous les autres personnages féminins avec une aisance absolument confondante.
L’oeil s’amuse et s’habitue assez vite à l’irruption des poupées sorcières, les filles, amante ou cousine de Goriot, d’Eugène de Rastignac et Vautrin.
Et en dépit de l’aspect Guignol de la mise en scène, l’émotion est au rendez vous face à ce Père Goriot défiguré par le chagrin . On ne peut dès lors s’empêcher d’imaginer la misère morale que recouvrent les masques redondants et grotesques de toutes ces créatures.
Nous portons tous des masques. A la fin, ils font partie de nos visages sans que nous puissions distinguer le vrai du faux.Nous les affrontons aussi, ils nous font peur, ils nous font rire, ils nous démangent . Cette profonde réflexion de Balzac sur les faux semblants de la société est contiguë au travail des comédiens eux mêmes. Le désir d’illusion est immense, la vérité reste humaine.
Les spectateurs qui viendront voir ce spectacle déroutant et impressionnant pourront dire qu’ils ont vu le père Goriot à vif, dégommé par des marionnettes. Le corpulent roman de Balzac éternue à nos souhaits !
Paris, le 24 Avril 2016 Évelyne Trân