Compagnie Boss Kapok
Mise en scène Ulysse Di Gregorio
Avec Julie Danlébac
Scénographie : Benjamin Gabrié
Costume : Salvadore Mateu Andujar
Crédit photo: Mathieu Thoisy
Les mots peuvent t-ils venir au secours de la psyché, peuvent ils se soumettre aux désirs de celui ou celle qui les profère ?
Espace tuméfié de la parole, de la pensée, prison, Sarah KANE qui écrivit plusieurs pièces exprime dans cette œuvre posthume 4.48 PSYCHOSE, ces étranges rapports de force entre son monde intérieur et celui qui l’englobe, le monde extérieur, les médecins, avec une ténébreuse lucidité.
Comme s’il s’agissait pour elle de sauvegarder une intimité bafouée parce qu’étrangère au regard de la société, Sarah KANE explore une douleur qui n’est pas de mise, qui la rattache à quelque chose d’inconnu pour elle-même, d’inatteignable. Elle souffre et c’est sa souffrance qui parle, qui entend dire qu’elle existe.
Faut-il penser que la douleur puisse éclairer son intelligence, sa volonté de vérité, d’existence d’un amour impossible par exemple. La douleur encombre, elle assiège, elle devient un ennemi pour soi et pour les autres, elle dérange.
Sarah KANE pense qu’elle n’a pas le choix. Elle est loin de se reconnaitre elle-même dans cette douleur, elle s’en éprouve prisonnière de la même façon qu’elle s’éprouve perçue comme une étrangère dans un monde indifférent.
Elle se retrouve dans la situation d’un animal à qui on donne sa ration de croquettes, des pilules pour dormir le soir, des cachets pour ne pas délirer.
C’est à travers ses mots que Sarah KANE va créer un trait d’union entre elle et les autres. Qu’elle devienne cet ovni que tous les autres observent avec des regards curieux, c’est étonnant ! Cela peut nous questionner.
Elle est humaine, elle n’utilise pas de grands phrases po,ur s’exprimer. Comment se fait-il que les mots qui sortent de sa bouche donnent l’impression de venir de loin, d’un corps inconnu, d’une grotte où ils auraient longtemps séjourné, stagné, avec une force, une vitalité surprenante.
Sans doute parce que les spectateurs s’éprouvent rendus à cette capacité de la parole d’illuminer un être, rendre perceptible les régions inconnues de son corps, elle est souffle et respiration, elle est vie.
C’est une expérience poignante d’assister à la remontée à la surface des mots-pensées de Sarah KANE. Ce sont eux qui travaillent son corps, qui forment les éclats, les éboulis rejetés par la douleur.
Ces mots ne sont pas abstraits, ils passent par la voix celle de Julie DANLEBAC apparemment envoûtée. Elle si jeune, si belle, si végétale, habillée d’une robe troglodyte, idéale, fait penser à cet autre homme obstiné au corps lui dévasté, Antonin ARTAUD, parce qu’ils ont cette même relation avec la parole, celle qui passe par le corps, sorte de prunelle existentielle, pleine d’yeux.
Dans une sorte d’ascèse qui répond à l’intransigeance de l’auteure Sarah KANE, le metteur en scène Ulysse DI GREGORIO, offre aux spectateurs, une vision hallucinante d’un éclat de douleur étrangère et nue, terrible mais vivante.
Nous saluons l’interprète Julie DANLEBAC absolument bouleversante. Nous aimons parfois ne pas sortir indemne d’un spectacle. C’est le cas avec celui-ci. Roche sur sentiment, sentiment sur roche, quand les mots deviennent les passeurs de nos corps souffletés par le vent, l‘écume, la déraison, ils nous projettent un peu au-delà de la façade. Qui ne s’est pas une fois dans sa vie appuyé contre un parapet, fut-il un rempart de mots, pour regarder la mer seule. Sarah KANE forme l’îlot invaincu au milieu de cette mer, et c’est étrange mais sa douleur devient une sorte de phare vers cette terre encore inconnue, la nôtre.
Paris, le 21 Février 2015 , mis à jour le 8 Septembre 2015 Evelyne Trân