LE FAISEUR DE THÉÂTRE de Thomas BERNHARD au Théâtre de Poche-Montparnasse 75 Bd du Montparnasse 75006 PARIS – Représentations du mardi au samedi 21h, dimanche 15h – Dernière le 3 Avril 2022.

Traduction Edith DARNAUD
Avec Hervé BRIAUX, Séverine VINCENT, Patrice DOZIER,
Quentin KELBERINE
Mise en scène : Chantal de LA COSTE
Assistant mise en scène : Quentin KELBERINE
Scénographie, costumes et lumières : Chantal de LA COSTE
Son : Nicolas DAUSSY

Plutôt troublante cette pièce de Thomas BERNHARD, Le Faiseur de Théâtre, écrite en 1984. Elle met en scène un sinistre personnage Bruscon, auteur dramatique et acteur d’État qui doit jouer sa pièce, La Roue de l’histoire, à Utzbach, « Un trou » pour ainsi dire quelque part en Haute-Autriche.

A travers ce personnage, l’on pourrait penser que le dramaturge règle ses comptes avec la situation culturelle de l’Autriche. La question qui brûle les lèvres c’est « A quoi sert le théâtre ». Hedwig STAVIANICEK son amie et admiratrice soutenait son écriture dérangeante et parlant des spectateurs disait « On doit les incommoder, gâter l’agrément de leur vie, les étonner ou les inquiéter, l’un des deux « génie ou spectre » doit les confronter à la poésie ». Cependant Bruscon déclare tout de go « Tout au théâtre est de mauvais goût… l’interprète est mensonge… c’est précisément pour cela que c’est du théâtre… le mensonge est fascinant au théâtre »  faisant du mensonge une religion.

Alors que Bruscon a écrit une pièce où se côtoient de grands personnages historiques : Hitler, Napoléon, Metternich, il est contraint de la représenter devant un public qu’il imagine nécessairement inculte avec pour partenaires les membres de sa famille qu’il ne cesse d’accabler et de qualifier de « sans talent ».

Ce qu’on accepte chez un personnage de théâtre peut-on l’accepter chez un individu ? Quelle est la frontière entre la fiction théâtrale et la réalité ? « Tout est réel répond l’auteur,  il n’y a que les faits divers pour faire œuvre ». Comment clouer le bec à ce Bruscon odieux sinon en lui lançant « Mais arrête ton théâtre ».

Ce faisant à travers Bruscon, Thomas Bernhard parle de ses exigences d’homme de théâtre. Influencé par le théâtre de la cruauté d’Artaud, il pense « Ce que le théâtre peut encore arracher à la parole, ce sont ses possibilités d’expansion hors des mots, de développement dans l’espace, d’action dissociatrice et vibratoire sur la sensibilité ». Dès lors s’éclaire la leçon que donne Bruscon à sa fille « sans talent ».

Une autre réflexion tirée du roman Perturbation de Thomas Bernhard nous renseigne sur ce personnage détestable « Froid. Isolement. La pente mortelle d’un monologue ininterrompu. A travers sa propre folie, reconnaitre la folie du monde, de la nature ».

Le dramaturge fait aussi le portrait d’un homme prisonnier de son personnage qui se saccagerait lui-même. En ligne de mire, il y aurait un modèle, l’image floutée et primordiale de son grand père Johannes FREUMBICHLER, écrivain anarchiste, odieux avec sa femme et sa fille.

Bruscon est-il conscient de son odiosité ? Est-ce parce qu’il a atteint le fond, la désillusion ultime, qu’il se projette dans la haine, la méchanceté face au vide qui l’entoure, la perspective de jouer devant une salle vide, la perspective du néant.  Cet homme en rage joue donc sa dernière représentation et les autres qu’il n’a su atteindre autrement que par des insultes et des humiliations, assistent impuissants et pétrifiés à sa pantalonnade.

A vrai dire le personnage est si excessif dans ses propos qu’il est difficile de le prendre au sérieux. Il faudrait juste se dire « Il y a anguille sous roche ». Le Faiseur de théâtre n’est pas une pièce triste. On y entend allègrement des grognements de cochon, la femme de Bruscon est grotesquement attifée, le fils, la fille, l’aubergiste réduits à l’infame servilité incarnent des « lavettes » selon l’expression sonore de Léo Ferré.

Trop c’est trop ! Le plus grand acteur du monde comme se définit le tyran Bruscon, c’est la statue du Commandeur qui plonge son regard dans le précipice.

La mise en scène remarquable de Chantal de LA COSTE qui s’entoure d’une belle distribution, tire parti de la dimension dérisoire et tragique de cette pièce sans aucun artifice. Hervé BRIAUX interprète avec brio et un incontestable talent un acteur qui a décidé de prendre au sérieux son rôle de bouffon. Voilà un dramaturge (Bruscon miroir de Bernhard) qui fourre dans sa pièce des grands personnages historiques et qui sans mordre sourire déclare : Shakespeare, Voltaire et moi !  Cet éminent saltimbanque donc est condamné à jouer dans le dé à coudre d’une scène de théâtre qui n’a pour tout organe qu’un rideau tiré devant une fosse vide et derrière, la salle de restaurant où cligne dans un coin le portrait d’Hitler sale et vieux.

Ca en fiche un coup à l’amour propre de ce bouffon. Mais le doigt dans ce dé à coudre nous fait signe « Ainsi font, font, font les marionnettes » dirait Thomas BERNHARD.

Le 14 Mars 2022

Evelyne Trân

Article initialement publié dans le MONDE LIBERTAIRE en ligne

https://www.monde-libertaire.fr/?article=Ne_Bruscon_pas_le_brigadier_

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