De Peter Bichsel (Histoires enfantines, Gallimard 1971)
Fantaisie théâtrale
Jeu : Guillaume van’t Hoff
Mise en scène : Dominique Lurcel
scénographie : Adèle Ogier
lumière : Guislaine Rigollet
Qu’est-ce qui vous fait choisir une pièce plutôt qu’une autre ? Le titre aurait beaucoup d’importance. Au mot Amérique je sursaute, je pense à l’Amérique de Kafka que je n’ai pas lu, je pense à toutes les Amériques avant les Etats Unis, aux Indiens. Me voilà bombardée de clichés ! Que cette Amérique n’existe pas, cela ne me dérange absolument pas. Il s’agit d’une formule bien sûr et très théâtrale. Ce n’est qu’au théâtre qu’on peut affirmer en tapant du pied, sans se ridiculiser « Non-monsieur, je n’existe pas ! » ou encore » Oui madame, l’Amérique n’existe pas « .
Toute incongruité par sa monstruosité est susceptible de nous faire bondir. Que l’on balaie ou pas les mots sous sa porte, à vrai dire nous sommes tous à la même enseigne c’est-à-dire capables de jongler avec eux, et même de les prendre à la lettre. Dès lors qu’une phrase est bien construite, elle dispose d’une cohérence indubitable qui peut fléchir notre raison, nos doutes et ce faisant nous ouvrir la porte de l’imaginaire à bras ouverts.
« l’Amérique n’existe pas et vous ? » Nous pourrions continuer la conversation avec les personnages de Peter Bichsel lesquels, il faut bien le dire, n’ont cure du bon sens général.
Parce que le bon sens général, n’est ce pas, c’est terriblement ennuyeux !
L’inventeur, l’homme qui ne voulait plus rien savoir, l’homme qui avait de la mémoire, l’homme qui voulait vérifier que la terre est bien ronde, l’homme qui n’avait à la bouche que le nom de Yodok, ont en point commun un individualisme forcené et une révolte souterraine, intérieure et dévastatrice contre le train-train quotidien qui les empêche de s’exprimer.
On pourrait dire vulgairement de ces gens-là qu’ils ont pété un plomb ou qu’il leur manque une case.
Elle est tout à fait fabuleuse cette histoire du vieil homme qui ne supportait plus d’avoir en face de lui toujours la même table, le même lit etc. et qu’il ne trouva d’autre solution que de changer le nom des objets :
Le lit, il l’appelait portrait
La table, il l’appelait tapis
La chaise, il l’appelait réveil
Le journal, il l’appela lit
Le miroir, il l’appela chaise
Le réveil, il l’appela album
L’armoire, il l’appela journal
Le tapis, il l’appela armoire
Le portrait, il l’appela table
Et l’album photo, il l’appela miroir.
Il parait que beaucoup d’enfants jouent à ce jeu-là. Ça a l’air absurde mais ça a tout de même un sens.
Prenez au mot l’homme qui vous rembarre en disant « Je ne veux plus rien savoir » et même s’il fait beau temps. Pour ce, il calfeutre ses fenêtres.
Mais jusqu’où peut-on aller en raisonnant de la sorte ?
Pour le savoir, vous devez vous rendre au théâtre de l’Essaïon, écouter le formidable comédien Guillaume van’t Hoff qui nous embarque dans les histoires certes enfantines de Peter Bichsel mais surtout alléchantes, parce que ses personnages nous rappellent que le fantastique, dans le fond, est à portée de main, qu’il peut nous entrainer très loin à partir d’un petit rien, quelque chose qui dépasse de votre poche, vos méninges, vos lapsus, enfin qui déborde de la corbeille à rêves.
Il y a cette montagne de cubes imaginée par la scénographe Adèle Ogier avec laquelle bataille le conteur plus beckettien que jamais (souvenons-nous de Willie dans Oh les beaux jours). De fait c’est le comédien qui jette un sort à ces cubes qu’on a envie de bousculer parce qu’ils donnent à la fois l’impression d’être immuables puisque tous semblables et en même temps à la merci d’un coup de pied qui les fera dégringoler, à la fois lourds et légers.
Guillaume van’t Hoff a le physique de l’emploi, mi-homme, mi-enfant, il a la grâce d’un lutin qui applaudit à toutes les folies des personnages de Peter Bichsel.
Peter Bichsel est un écrivain de langue allemande, célèbre en Suisse pour ses nouvelles et chroniques – où fleurissent les portraits d’étranges humains rencontrés dans des cafés – celles couvrant les années 1980 à 2008, étant rassemblées dans un livre hautement recommandé « La couleur isabelle ».
Le spectacle mis en scène par Dominique Lurcel est une véritable boite à pandore contre l’ennui. A ne pas manquer !
Paris, le 29 Septembre 2020
Evelyne Trân