texte d’Eugène Ionesco (Ed. Gallimard – collection Folio théâtre), mise en scène Bernard Levy
collaboration artistique Jean-Luc Vincent, scénographie Alain Lagarde, lumière Christian Pinaud, son Xavier Jacquot, costumes Claudia Jenatsch, maquillage/coiffure Agnès Gourin Fayn, construction du décor Atelier MC2 : Grenoble
avec Thierry Bosc, Emmanuelle Grangé, Michel Fouquet
L’irruption de l’intrusif, ce quelque chose qui vous frappe parce qu’il ne repose sur rien sinon un vague sentiment, qui ne l’a pas éprouvé par exemple lorsque égaré dans un couloir, il ouvre au hasard une porte et se retrouve devant une salle vide avec cette sensation que ce vide le soulage de l’angoisse d’avoir à affronter quelques visages curieux. Dans la posture de l’intrus avoir affaire au vide, à l’absence, n’est ce point bouleversant ?
Non l’irruption de l’intrusif, ce n’est pas encore cela, ce serait plutôt le détail qui choque qui touche les rêveurs dont fait partie Eugène IONESCO, qui raconte comment à force d’avoir sous les yeux une immense bâche recouvrant sa multitude de livres, il crut avoir affaire à un cadavre qui ne cessait d’enfler. De cette impression naquit sa pièce Amédée ou comment s’en débarrasser, postérieure aux Chaises, où l’on voit un couple résister tant bien que mal à l’envahissement progressif de leur logement étroit par un cadavre en pleine croissance. Dans la réalisation télévisée de la pièce en 1968, interprétée par Alice Sapritch et Jean-Marie Serreau, un plan permet de saisir les chaussures énormes du mort faisant éclater l’armoire.
L’impression de fantastique et de terrifiant se double d’une certaine drôlerie parce que l’objet de la terreur n’est en réalité qu’un objet banal en soi, insignifiant.
La mise en scène de Bernard LEVY nous procure une émotion semblable, celle d’éprouver que l’irruption d’un rêve, d’un souvenir, d’un fantasme ne dépend que de nous-mêmes, d’un claquement de doigts pour renverser la réalité. Allons-nous faire abstraction de la distance, une baie vitrée qui nous sépare de ce couple dont la vieillesse nous saute aux yeux ? Progressivement en observant leur affairement, nous découvrons que ce que vient de dire la vieille « Alors, c’est vraiment pour ce soir ? Au moins, les as-tu tous convoqués, tous les personnages, tous les propriétaires et tous les savants ? » se réalise.
Elles sont là pour de vrai ces chaises qu’ils transportent pour accueillir leurs invités, elles finissent par former une forêt invraisemblable. Ce sont elles les principaux personnages, ce sont elles qui mobilisent cette course contre le temps que jouent follement ensemble ces deux vieillards.
Ces chaises ont une âme comme le rappelle le vieux parce qu’elles ont été construites par des artisans, qu’elles ont une histoire, et surtout qu’elles focalisent une intention de bienveillance, elles sont là pour répondre au désir de n’importe qui de s’y asseoir et pourquoi pas des fantômes.
Cette bienveillance des chaises est compromise par leur grand nombre, il ne peut y avoir de place pour tous les invités des deux vieux qui se retrouvent séparés un moment. Le trop plein de leurs rêves, leurs désirs, leurs souvenirs, leurs oublis, tout cela pèle mêle, le couple l’invoque ou le convoque une dernière fois. Leur vie a été bien remplie remarque après tout la vieille, y mettre fin cela fait partie du jeu.
Faites venir les chaises et aussitôt arriveront avec elles, toutes les personnes que privilégie notre mémoire. Car une chaise n’est jamais vide, seulement parfois nue, ou simplement en attente d’un visiteur, rayon de soleil, chat, de passage.
Les deux vieux n’ont pas perdu leur capacité d’émerveillement, leur imagination est aussi galopante que celle de jeunes enfants, c’est ce qui ressort de l’interprétation lumineuse de Thierry BOSC et Emmanuelle GRANGE qui transforment leur appartement en cour de récréation. Nous confondons volontiers les comédiens avec leurs personnages. De cette vieillesse qui nous rit au nez comme une passerelle, une dernière route vers la mort, nous apprécions qu’elle s’exprime inondée d’un sourire malicieux, avec ce puit de tendresse manifeste et ce rayonnement indicible, ce regard tendu vers la lumière, étonné toujours étonné !
Impossible de s’enliser dans tous les commentaires dont a fait l’objet Les Chaises de IONESCO. L’essentiel pour nous, c’est l’émotion primaire, irréversible, subjective évidemment qui nous gâte comme des vieux enfants. Ne manquez pas cette nouvelle mise en scène qui rajeunira votre regard !
Paris, le 23 Mars 2019
Evelyne Trân