La plupart du temps, nous passons à côté des choses, des personnes, sans même les voir ou à travers une grille d’idées toutes faites qui surplombe notre bulle, une façon de se protéger sans doute. Nous a-t-on appris à avoir peur, peur de tout et surtout des autres, ceux qui ne sont pas passe partout, ceux qui ne sont pas transparents, ceux qui ne sont acceptables qu’au cinéma au théâtre ou dans la littérature, et zut !
Intriguons nous ! Adeline PIKETTY, elle, n’est pas passée à côté d’une clocharde qui siégeait sur un trottoir dans le quartier de la Roquette. Elle était adolescente, pas encore bardée d’à priori et s’est laissée impressionner par la présence de cette femme, une sorte de pythie des temps modernes qui dérange.
Son seul luxe à cette femme, la pauvreté ! La voilà qui dégorge son dégoût de la société de consommation, la voilà qui raconte comment elle a mis le feu à tous ses papiers, factures etc. et comment elle est partie, a tout quitté.
C’est une héroïne tragique au même titre que des personnages antiques. Abandonner sa première personnalité, celle d’un médecin psychiatre, dit-on, était-ce une façon à elle de se crever les yeux comme Œdipe pour sentir, vivre autrement.
Aller au bout de soi-même, quelle idée ! Aller au bout de sa peine, impossible !
Elle s’appelle Chantale et crie parfois son nom à tue-tête. Elle ne s’exprime plus que comme un reste, un déchet de la société. Elle ne retrouve de la force que dans l’invective, elle prétend pour elle-même qu’elle représente le chaos, le désordre dans un monde qui oublie que l’ordre pue aussi puisqu’il justifie le gaspillage et permet à des élus de chasser à coups de pieds les S.D.F qui déshonorent les belles vitrines.
Un déchet aurait-il quelque chose à dire ? Reconnaissons que cela nous fait mal de nous représenter déchet aux yeux des autres, il faut imaginer qu’il pèse des tonnes ce regard de mépris de l’autre, incapable de ressentir que derrière la loque, il se trouve un être.
Une maison s’est écroulée sur la tête de Chantale et l’a enterrée vivante. Mais elle continue à crier, à errer de la Roquette à la Bastille. Cela va faire quinze ans, vingt ans ! Est-ce que le temps compte !
Hantée par cette femme, Adeline PIKETTY a décidé de faire son portrait, tissé à partir de ses propres sensations.
Maintenant, elle l’incarne sur scène, Chantale, de façon saisissante, parce qu’elle est ses yeux à Chantale, son port de tête, sa voix cassée, sa détresse, cette alarme, cette souffrance, la vie, quoi toujours malgré tout !
Et soudain, nous nous surprenons à la considérer comme un bel arbre cette femme, cette clocharde qui a un tel pouvoir d’expression, un arbre tordu, ravagé certes, un arbre femme qui bouge, qui se promène sur les trottoirs, grâce à Adeline PIKETTY, nous l’aurons suivie, elle nous a impressionnés, voilà sa marque de noblesse !
Paris, le 5 Juin 2018
Evelyne Trân