Adaptation et mise en scène : Julien Bouffier – Scénographie : Emmanuelle Debeusscher et Julien Bouffier
Création vidéo : Laurent Rojol
Interprètes : Diamand Abou Abboud, Nina Bouffier, Alex Jacob, Vanessa Liautey
À l’image : Raymond Hosni, Yara Bou Nassar, Joyce Abou Jaoude, Mhamad Hjeij, Elie Youssef, Joseph Zeitouny – Voix : Stéphane Schoukroun
Création musicale : Alex Jacob – Création lumière : Christophe Mazet
Travail sur le corps : Léonardo Montecchia – Ingénieur son : Eric Guennou
Régie générale : Christophe Mazet – Régie plateau : Louis Guerry
Durée : 1h30 – Tout public à partir de 14 ans
Production Compagnie Adesso e sempre
La figure d’Antigone a toujours fasciné. Elle est l’expression d’une volonté de résistance au pouvoir qui va au-delà du politique. C’est à dire qu’une personne qui n’entend rien à la politique, peut être interpellée par son message. Antigone tient tête au dictateur représenté par Créon parce que son devoir, sa nécessité vitale, celle qui la constitue, est de rester entière, juste avec sa propre loi, celle qui est dictée par son cœur, par un sentiment de sa présence au monde inaltérable qui la rattache aux siens, à ses frères, à sa terre, et finit par devenir sa raison d’être.
Le personnage d’Antigone est exprimé en quelques phrases par l’un des protagonistes de la pièce Le quatrième mur, tirée du roman de Sorj CHALANDON, adapté et mis en scène par Julien BOUFFIER.
Nous serons toujours sur des charbons ardents avec Antigone. Des hommes se font la guerre de façon abominable dans ce monde pour des questions de territoire, de religion, d’idéologie et ce sont ceux qui ne demandent qu’à vivre en paix qui peuvent se trouver le plus durement touchés moralement, parce qu’ils ne sont pas écoutés, parce que les paroles de guerriers les étouffent.
Antigone se dresse au dessus de la mêlée. Ses deux frères se sont combattus, puis sont morts. Créon entend se servir de cet événement pour magnifier son pouvoir, et marquer le coup. L’un des frères est honoré, l’autre banni, privé de sépulture. Antigone refuse cette raison d’état inique. Elle devient la porte-parole de tous ceux, toutes celles qui s’élèvent contre les dictatures et qui veulent œuvrer pour la paix, engager le dialogue avec tous ces frères devenus ennemis.
Pour dégager ce sentiment de fraternité, en pleine guerre du Liban (1975 -1990), il faut disposer d’une sacrée dose d ‘idéalisme. La jeune étudiante qui reçoit en héritage le dernier vœu de son ami Sam, un combattant juif pacifiste de la dictature en Grèce, celui précisément de monter la pièce d’Antigone d’Anouilh, avec des acteurs issus des différentes factions ennemies, «la troupe se compose d’une palestinienne sunnite, d’un druze, d’un marinite, d’un chiite, d’une catholique », ne sait pas où va la conduire ce projet incroyable.
Elle qui se croit porteuse de paix, de réconciliation va découvrir la guerre, côtoyer des soldats, parcourir le camp de Sabra et Chatila après les massacres. Elle ne s’en remettra pas.
Le spectacle de Julien BOUFFIER constitue un véritable voyage initiatique. Il est essentiel dans la mesure où il permet à nombre de spectateurs par référence à l’héroïne de toucher du doigt ce quatrième mur – au théâtre il signifie la ligne imaginaire qui sépare les spectateurs du public – sensé nous protéger de la réalité. Il fait écran à l’intolérable, mais nous tient en éveil vivants puisqu’il importe de rester vivants pour lutter.
Nous connaissons le pouvoir hypnotique des images. Le spectacle n’en use qu’à bon escient. L’enchevêtrement des scènes filmées et des scènes sur plateau plus intimistes a pour effet de mettre en parallèle les conditions extérieures et l’intériorité solitaire de l’héroïne.
Le contraste est éloquent. Capturés par l’image sur l’écran, nous avons du mal à nous en désolidariser, elle nous scotche. Est-ce donc cette fraction de la réalité à laquelle doit se confronter l’héroïne qui va lui coller à la peau ?
C’est l’œil de la narratrice qui nous promène dans la ville de Beyrouth aujourd’hui qui nous permet d’écarquiller nos propres yeux comme dans un rêve. Il nous conduit au cœur de son projet à la rencontre des protagonistes invités à interpréter les personnages de la pièce Antigone, qui vivent dans la réalité un drame, celui de la guerre du Liban. L’héroïne se heurte violemment à cette réalité . Pourtant le temps d’une pause, d’une répétition, les belligérants, les ennemis, auront eu le temps de s’exprimer à propos d’Antigone.
La structure narrative du spectacle fait écho à la dimension romanesque du récit qui emporte le spectateur de la même façon que le lecteur dans un roman, aux confins de son imaginaire. Une sorte de lyrisme est à l’œuvre délivrée par la musique omniprésente qui semble sortir de terre qui est un choeur à elle toute seule. Musique sombre qui parle de mort, très impressionnante.
Ele est mince et pourtant irrévocable la frontière entre la fiction et la réalité. Il est pourtant là ce défi énorme de vouloir monter Antigone avec tous ces frères ennemis. Une chose est sûre c’est que comme l’héroïne, nous cherchons à comprendre le pourquoi de ces guerres, à saisir le tison de cette réponse d’un soldat qui assure qu’il est déterminé à tuer même des enfants pour protéger les enfants de son propre camp. Oeil pour œil, dent pour dent, la loi du talion. Cette détermination, cette rage, ont étouffé tout scrupule, créant une bulle, un cocon mortifère, où les occupants ne pensent plus qu’en termes de guerre.
Sue la plateau, nous restons sur le fil de la pensée de la narratrice, dans le recueillement; elle est vraiment belle cette histoire d’amitié entre Sam, l’homme mourant et l’étudiante. Dans l’obscurité, la voix de l’interprète Vanessa LIAUTEY, à la fois ferme et douce, nous pénètre.
C’est une Antigone moderne qui nous parle, qui a essuyé les plâtres de la guerre, qui reste toujours lumineuse, qui nous sonde aujourd’hui à travers les murs de ces immeubles bombardés en Syrie.
Il y aurait beaucoup à dire sur ce spectacle intense, fruit d’un remarquable travail en amont qui réussit à juxtaposer de magnifiques scènes filmées et des scènes sur plateau avec une habilité déconcertante. A cela s’ajoutent la musique et la voix d’Alex JACOB à la fois souterraines et volcaniques.
Il y a tout à gagner à aller voir ce spectacle inspiré, il ne s’agit pas d’une lettre aux aveugles mais d’une lettre aux voyants même à travers la nuit.
Paris le 15 Janvier 2017 Évelyne Trân