Au théâtre de l’Orme, 16, rue de l’Orme 75019 PARIS Du 11 Novembre 2011 au 28 Janvier 2012, à 20 H 30, les vendredis et samedis .
Avec Sandra Everro, Stephan Ropert, Nadia Chibani, Giovanni Savoia, Rénato Ribeiro.
N.B. Corneliu MITRACHE et toute l’équipe du spectacle étaient les invités de l’émission « Deux sous de scène « , samedi 19 Novembre 2011, que vous pouvez écouter ou télécharger pendant une semaine (Grille des émissions de Radio Libertaire 89.4).
Si vouliez faire un remake de l’histoire d’Adam et Eve chassés du Paradis, peut être pourriez-vous faire appel à Corneliu Mitrache, un dramaturge Roumain, qui n’a pas la langue dans sa poche. Adam et Eve s’ennuyaient, ils souffraient d’un mal insidieux qui s’appelle l’ennui, susceptible d’atteindre aussi bien un roi dans son palace qu’une bergère au milieu de ses moutons. Si vous vous dîtes que vous attendez quelque chose, alors effectivement, vous risquez de vous ennuyer.
Occuper le temps de l’attente et comment ? Les deux personnages vagabonds, Pipi et Sissi qui illustrent cette angoisse, ne peuvent plus se regarder dans le blanc des yeux, ils ont cessé de se désirer, ils font semblant. La seule pomme qu’ils pourraient grignoter est enfermée à clé dans une cage et Sissi, langoureuse mante religieuse, rampe lamentablement sur le sol, en léchant de façon lubrique, chacune de ses vingt cartes de crédit, telles des reliques, des os de poulet ou des déesses tombées de leur piédestal.
Dans le fond, c’est le conte d’Aladin et la lampe merveilleuse à l’envers. Quand la lampe s’écrase sur le sol, à la suite d’un crash boursier. Sissi, Pipi attendent Godex comme le sauveur, celui qui va les sortir du pétrin. De par le monde, tant de figures se targuent de sauver leurs prochains qu’il suffit de laisser pendre sa main dans le vide pour en rattraper une. C’est alors qu’apparait Godex, un méchant Aladin, un cynique marchand qui distribue récompenses et châtiments en jubilant de voir ses ouailles se repentir de n’être que les jouets de l’injustice humaine. Exaspérés, Pipi et Sissi, vont finir par le tuer. « Dieu est mort » « Godex est mort ». Gratifiés de cette victoire sur eux-mêmes, Pipi et Sissi font la fête. Ils se retrouvent la tête en bas, aussi malheureux qu’avant Godex.
Vous l’avez compris, il s’agit d’une pièce philosophique qui brasse un grand nombre d’interrogations. Mais au-delà de la réflexion, le spectateur est remué par les délires des personnages. Pour faire contraste aux dépressifs Sissi et Pipi, Corneliu Mitrache sort de son chapeau Godex,(Giovanni Savoia) aussi démoniaque que Jules Berry, Poponet, une draw queen (Renato Ribeiro), explosive, une miss,
Miss Godex ( Nadia Chibani) , aussi mordante qu’appétissante, sans oublier le squelette, Smiley, par la bouche duquel Poponet nous offre un monologue inspiré, digne d’Hamlet.
C’est le paradoxe de ce spectacle de marier la réflexion à la dérision et la farce. Il y sourd une révolte des âmes assassinées qui trouvent néanmoins la force de se moquer d’elles-mêmes. Sandra Everro, Sissi, et Stephan Ropert, Pipi, compose un couple extrêmement attachant. Ils sont remarquables. Avec cette pièce, Corneliu Mitrache prend non seulement la suite de Beckett, mais aussi la relève des questionneurs de la condition humaine, tels que Tchekhov ou Dostoïevski, avec une sourde tendresse. Ses personnages sont vivants, il les a, à coup sûr, rencontrés, nous les avons rencontrés. Leur « A quoi bon » qui roule jusqu’au bout de la scène comme cet enfoiré, homme de paille Godex, nous laisse entrevoir plus qu’un trognon de pomme, cette idée qu’il faudrait avoir un peu pitié de nous-mêmes. Et ça, ça ne se monnaye pas.
La mise en scène est la hauteur du texte, rythmée et chaleureuse, limpide. La scène devenue lieu de vie, de disparates insectes, égarés dans le dépotoir des nouvelles du monde, pages de journaux écornés, lit en carton d’emballage, nous rappelle que nous aussi, nous marchons dans la rue, ne serait-ce que pour attendre le bus. Mais où est passé Godex ?
Cette pièce écrite, il y a plus de vingt ans, représentée à New York, est une réaction de Corneliu Mitrache à la lecture d’ « En attendant Godot ». Y a-t-il un après Godot, que se passe-t-il à la fin de l’attente ? Mitrache n’emprunte pas le discours politique pour exprimer sa propre expérience : « Beckett a jailli des cendres de la Secondes Guerre mondiale moi de celles du communisme. Je suis bien placé pour connaître l’espoir et l’attente ». Mais ce besoin de transmission comme une courroie nous soulève et nous surprend parce qu’il raccorde l’individu à ce qui le dépasse. Et le monde ? Et les autres ?
Je ne saurais trop recommander aux amoureux du théâtre d’aller voir cette pièce inspirée, émouvante et cocasse, pour découvrir un auteur vivant, eh oui, ça existe, et des intermittents du spectacle qui méritent, sans réserve, l’encouragement puisqu’ils entretiennent notre flamme, en attendant Godex !
Le 13 Novembre 2011
Evelyne Trân