Théorème / Je me sens un cœur à aimer toute la terre d’Amine Adjina d’après Pier Paolo Pasolini du 5 avril au 11 mai 2023,le mardi à 19 H, du mercredi au samedi à 20 H 30, le dimanche à 15 H, à la Comédie Française au Vieux- Colombier 21 Rue du Vieux-Colombier 75006 PARIS.

Mise en scène Amine Adjina et Émilie Prévosteau
avec la troupe de la Comédie-Française :

Distribution :

Coraly Zahonero la Mère
Alexandre Pavloff le Père
Danièle Lebrun la Grand-Mère
Birane Ba le Garçon0
Claïna Clavaron Nour
Marie Oppert la Fille
Adrien Simion le Fils

Librement inspirée du film éponyme de Pier Paolo PASOLINI, la pièce d’Amine ADJINA ne manque pas de souffle poétique en dépit de son aspect démonstratif qui enveloppe les personnages dans des rôles surdéterminés. Chacun aurait sa pancarte qui afficherait son âge, son identité sociale, son genre etc.

Le synopsis est le suivant : Un visiteur étranger jette le trouble dans une famille bourgeoise en réveillant chez chacun des membres leurs désirs refoulés, ceux-là même que la conscience bourgeoise a carapaçonnés et étouffés.

La résidence face à la mer où évoluent les protagonistes peut faire rêver. Qui n’a pas rêvé d’avoir pour horizon le plus proche la mer. Mais étrangement il émane de son architecture un froid glacial qui contraste avec la chaleur étouffante dont se plaignent les résidents.

Alors que le prologue met en scène un beau jeune homme qui parle comme un prophète ou un héros d’une tragédie grecque, la scène suivante entraine le public vers des situations et des dialogues qui frisent la banalité.

Que ces bourgeois sont ennuyeux a-t-on envie de soupirer. La mère désœuvrée crève d’ennui, le père falot débite ses réflexions réactionnaires. Le fils cependant tente de s’échapper du tableau sombre et désespérant que lui offre ses parents en manipulant une caméra qui filmera comme s’ils étaient des cobayes de laboratoire tous les personnages. La fille répète le rôle d’Elvire de Dom Juan. La bonne rumine une révolte intérieure contre ce monde qui ne cesse de l’humilier. La grand-mère qui se sait proche de sa fin, déroge enfin à la règle, celle de fermer la porte à tout étranger, en accueillant le beau jeune homme dans sa résidence.

PASOLINI se déclarait marxiste et freudien. Quels sont les ressorts psychiques qui recouvriraient les actions politiques peut-on se demander ? Faudrait-il asseoir sur le divan ces « affreux » bourgeois et ces pauvres qui refusent de taire leur origine sociale ? L’existence d’un individu serait-elle déterminée par sa libido empêchée ou épanouie ?

Voilà que dans leur cage dorée, les bourgeois font pitié, inspirent même de la compassion – leur solitude est criante -. C’est l’effet dévastateur du rôle social qui dicte leur comportement depuis des générations et a éteint leurs rêves et leurs fulminations intérieures.

Dans le film de Pasolini, ce qui interpelle c’est la douleur qui s’affiche sur les visages de façon circulaire. Chacun crie si fort son existence qu’on oublie son identité sociale pour se dire simplement : Voilà une femme, voilà un homme à nu !

« Je me sens un cœur à aimer toute la terre » Cette parole ne tombe pas du ciel, elle a été repéchée par Amine Adjina dans le Dom Juan de Molière.  

Un inconnu qui n’est pas Jésus, va l’appliquer en faisant l’amour avec tous les membres de la maisonnée. Faire l’amour dans le sens plein du terme.

Peace and love, n’était-ce point la devise des jeunes babas-cools des années 70/80. Il était question d’amour libre, juste avant l’arrivée du sida. Une autre époque. Mais c’est de la nôtre qu’Amine Adjina entend nous parler. Il assume les stéréotypes, les archétypes, ses références à l’actualité, le dérangement climatique, la montée de l’extrême droite. Et puis il introduit l’évènement de l’assassinat d’un poète qui naturellement rappelle celui de Pasolini.

Ces références trop crues peuvent choquer par leur radicalité mais n’importe comment elles font partie de ces nuages sombres à ne pas perdre de vue.

La pièce apparait complémentaire du film de Pasolini, telle une réponse d’aujourd’hui aux préoccupations de ce dernier. Pour rester lisible, le propos s’est éloigné des véhémences quasi mystiques de Pasolini.

Il parait vain cependant de comparer le film extraordinaire de Pasolini avec la version théâtrale d’Amine Adjina. Alors que dans le film les protagonistes parlent très peu, la pièce regorge de conversations. Mais le langage familier alterne avec le langage poétique. Leur côtoiement interroge comme s’il y avait deux espaces, celui de l’écoulement de la vie quasi transparent et de l’autre celui qui nous dépasse, nous subjugue ou nous inquiète.

Il importe de saluer l’implication de toute l’équipe artistique. Tous les artistes jouent leur partition à fond, notamment la jeune Marie OPPERT qui incarne de façon rayonnante l’adolescente qui s’éveille à l’amour et Alexandre PAVLOFF, en homme désespéré par le départ de son amant.

Souviens-toi du désir

Il surgit toujours tangentiel

Et imprime un unique point de contact qui se diffuse

Parfois quelque chose ou quelqu’un

Le réveille

Te réveille

Ces mots prononcés par le Garçon au début de la pièce seraient-ils fatidiques ?

Amine Adjina dit encore : Quelles que soient les barricades que l’on tente de construire autour de soi, le monde et le désir ne cessent de toquer à la porte.

Le public a beaucoup applaudi à l’issue de la représentation, c’est dire qu’il a été sensible à cette fable d’un visiteur étranger qui tout en bouleversant organiquement toute une famille par amour, annoncerait un nouveau monde. De quoi faire crier au scandale ceux qui se réclament de l’ancien.

Le 2 mai 2023

Evelyne Trân

N.B : L’article a été initialement publié sur Le Monde Libertaire.fr

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